29 mai 2012

Les Imperfectionnistes - Tom Rachman


Publié aux USA en 2010 et traduit en français l'année dernière, "Les Imperfectionnistes" est le premier roman de l'écrivain anglo-canadien Tom Rachman.

"Les Imperfectionnistes" n'est pas moins le récit de l'évolution, étalée sur 50 ans, d'un quotidien international basé à Rome que celui de 11 protagonistes qui assisteront, voire même participeront, à son déclin.
Grattes-papier, correcteur, pigiste, secrétaire de rédaction, directrice des ressources humaines, forment une équipe chapeautée d'une main de fer par une impitoyable rédactrice en chef et son adjoint et dirigée par un directeur de publication complètement incompétent.

Nous faisons ainsi connaissance avec Lloyd, un journaliste fauché et en fin de carrière qui cherche désespérément à se remettre en selle pendant que sa femme fricote en toute liberté avec leur voisin.
Arthur Gopal, assigné à la rubrique nécrologique, fait en sorte d'en faire le moins possible jusqu'à ce qu'un événement tragique déclenche en lui un regain d'ambition.
Journaliste économique, Hardy Benjamin ne compte pourtant pas ses sous lorsqu'il s'agit d'entretenir le nouvel homme de sa vie.
Correcteur infaillible, il s'est donné la crédibilité pour maître-mot et pourtant Herman Cohen s'est laissé aller à une erreur de jugement.
Kathleen Solson a beau ne rien laisser passer chez ses employés, à la maison, elle fait plutôt profil bas, tout comme son adjoint Craig Menzies.
Briguant un poste de pigiste au Caire, Winston Cheung fera les frais de sa naïveté et de son manque d'expérience dans le milieu.
Persuadée qu'une remarque acerbe lui fera prendre la porte le lendemain, Ruby Zaga, secrétaire de rédaction célibataire, se réfugie dans la solitude d'une chambre d'hôtel en attendant son heure.
Pendant ce temps, une fidèle lectrice découvre l'actualité avec plusieurs années de retard tandis que l'héritier du groupe Ott, abandonne momentanément son chien et ses Agatha Christie pour annoncer à tout ce petit monde que le journal vit ses dernières heures.

Les personnages autour duquel s'articule le récit sont tout sauf heureux. Occupant pour la plupart des postes à responsabilité, ils jouent les grandes gueules, pestent sans arrêt sur leurs collègues et n'aspirent qu'à quitter au plus vite l'enfer de la salle de rédaction.
Les masques tombent lorsque le lecteur les retrouve en conjoints, pères de famille, éternels célibataires, autant de rôles dans lesquels ils se révèlent être de piètres acteurs (de vraies loques en fait), coupables de petites lâchetés qui laissent entrevoir leur faiblesse.
A croire que trop absorbés par leur travail, ils n'ont plus d'énergie à consacrer à leur vie privée, à ses relations dysfonctionnelles auxquelles ils se raccrochent vaille que vaille par peur de la solitude.

" Nous sommes cernés de monde au moment de naître et cernés de monde au moment de mourir. C'est entre les deux que nous sommes seuls." p.64

Ce qui pourrait faire penser à un recueil de nouvelles s'avère être un roman polyphonique, récit d'existences solitaires et de relations superficielles entre collègues, mais lequel semble toutefois dénoncer d'une même voix l'incompétence et le manque d'ambition d'une équipe dont on se demande comment elle arrive à faire tourner un journal durant aussi longtemps.
Adieu le journalisme d'investigation. Ici on traîne des pieds lorsqu'il faut se déplacer pour une interview, on utilise des mots qu'on ne comprend pas, on multiplie les bourdes façon "Sadisme Hussein", on reporte ses erreurs sur les autres, on cherche le scoop et pour le reste, on se contente des dépêches.
Aucune ambition, aucune décision, aucune prise de risque. Tous semblent avoir perdu le feu sacré qui, comme nous le rappellent les chapitres intermédiaires, animait autrefois Cyrus Ott, fondateur du journal.

S'agissant des coulisses de la presse écrite, je m'attendais à ce que ce roman aborde davantage les aspects de chacun des métiers évoqués. En ce sens, j'ai donc tout d'abord été déconcertée par ce choix de l'auteur de privilégier la vie privée de ses personnages.
Mais il faut bien admettre que les aspects professionnel et personnel sont ici fortement liés - l'un rejaillissant forcément sur l'autre - et permettent de cerner au mieux les personnalités de chacun, au gré de l'écriture tonique de cet ancien journaliste qui connaît fort bien son sujet.
Des portraits férocement cyniques de personnages en phase descendante, si pitoyables qu'ils en deviennent attachants, annonciateurs de la fin d'une glorieuse époque.
Le milieu de la presse n'en ressort pas grandi, c'est le moins qu'on puisse dire.
Un roman désespérant de vérités.

"- Ah ! le bon vieux temps, soupire-t-elle.
- Qu'est-ce qu'il avait de bon ?
- Il avait de bon qu'on pouvait sortir un quotidien à peu près acceptable avec à peu près cinq pour cent des ressources dont j'ai besoin aujourd'hui." p.126

D'autres avis : Amanda Meyre - Sandrine - Keisha - Emmyne

25 mai 2012

Thornytorinx - Camille de Peretti


Paru en 2005, "Thornytorinx" est le premier roman, d'inspiration autobiographique, de l'écrivaine française Camille de Peretti à qui l'on doit également "Nous sommes cruels", "Nous vieillirons ensemble" et "La Casati".

Sur le thème de l'anorexie-boulimie, "Thornytorinx" est un court roman dont j'ai appris après lecture qu'il n'était au départ pas destiné à être publié.
Voilà qui expliquerait pourquoi j'ai eu l'impression de lire un témoignage à défaut d'une analyse étayée sur le sujet.
Camille est une petite fille sage qui cherche sans arrêt à attirer l'attention sur elle, quitte à s'oublier complètement pour faire plaisir aux autres.
Ainsi, bien que littéraire, elle intègre une école de commerce, subit un stage de 4 mois au Japon et finit par signer un contrat d'apprentissage de 3 ans dans une banque d'affaires où elle s'ennuie à périr.
Durant toute cette période, elle retourne son sentiment d'insatisfaction permanente contre son corps, vomit ses tripes, sa vie entière.
Evidemment, comme c'est le cas de nombreuses anorexiques, il faut chercher l'origine du problème du côté de la mère, si fière (trop) de tout ce qu'accomplit sa fille et elle-même obnubilée par son poids.
" Trop d'amour, peut-être, trop d'espoirs rassemblés sur la tête d'une seule enfant, sûrement, trop de souffrance à soulager pour avoir le temps de vivre ses propres maux.
Une mère tyrannique et merveilleuse. Une mère qui pardonnerait tout à ses enfants pour mieux les culpabiliser. Impossible de lâcher cette mère-là." p.80

Je ne vous conseillerais pas d'offrir ce livre à quelqu'un souffrant d'anorexie tant la conclusion de ce roman se veut peu encourageante.

Je suis une personne normale et vomir est un mode d’expression comme un autre. (…) On a toujours le choix dans la vie et mon choix je l’ai fait : j’appelle ma mère tous les jours pour lui dire que je l’aime et qu’elle ne s’est pas trompée. Je préfère être une princesse sous Xanax plutôt qu’une poissonnière qui croque des bonbons à l’eucalyptus. (…) Aujourd’hui, je vomis de temps à autre, je vomis, encore et toujours, mais je ne suis pas triste et je ne suis pas une victime, je ne l’ai jamais été. (…) Se faire vomir n’a jamais empêché quiconque d’aimer et d’être aimée. Une femme sur cinq le fait. Je ne suis pas seule, et je ne me cache plus.
Au fond, on ne guérit jamais d'une telle absurdité." p.149

Sur le même thème, j'ai largement préféré "Jours sans faim" de Delphine de Vigan, moins "tapageur" mais assurément plus profond.

22 mai 2012

Eleanor Rigby - Douglas Coupland


Publié au Canada en 2004 et traduit en français en 2007, "Eleanor Rigby" est un roman de l'écrivain canadien Douglas Coupland, notamment auteur de "Génération X", "Toutes les familles sont psychotiques", "Girlfriend dans le coma" ou plus récemment de "JPod".

Liz Dunn, 36 ans, célibataire "à l'épreuve de la beauté", se complait dans une solitude résignée, à peine meublée par un job ordinaire et une famille à l'humour vache qui multiplie les maladresses.
Alors qu'elle se remet de son opération des dents de sagesse, Liz reçoit un coup de fil lui demandant de se rendre de toute urgence à l'hôpital où l'attend quelqu'un qu'elle ne pensait pas revoir après 20 ans.
Sa mère et ses frères et soeurs ne manquent pas de venir aux nouvelles, trop curieux de savoir qui est ce mystérieux Jeremy Buck que Liz a accepté d'héberger chez elle...

J'ai acheté ce roman il y a deux ans, attirée par cette couverture plutôt kitsch mais surtout par ce titre emprunté à ma chanson préférée des Beatles.



Allez savoir pourquoi j'ai attendu aussi longtemps pour le lire, peut-être avais-je peur que le thème de la solitude me mine le moral.
A ma grande surprise, j'ai beaucoup souri durant ma lecture. Liz Dunn est un personnage lucide et bourré d'humour qui envisage sa solitude avec ironie, une fatalité dont elle n'essaie toutefois pas de sortir.

" Je ne fais pas honneur à mon nom : je ne suis ni enjouée, ni femme d'intérieur. Je suis morne, maussade et sans amis. J'occupe mes journées à mener un combat permanent pour préserver ma dignité.
La solitude est ma malédiction - la malédiction de notre espèce -, c'est l'arme qui tire les balles qui nous font danser sur le plancher d'un saloon et nous humilier devant des inconnus." p.15

Sa famille, notamment sa mère avec laquelle elle entretient des rapports houleux, lui rappelle sans arrêt à quel point son comportement la dessert.

"Je m'imagine parfois dépenser cent mille dollars en chirurgie esthétique - pour être transformée en femme bionique, ou en un clone de Leslie - mais je ne franchirai jamais le pas.
Notamment pour la simple raison que le patient doit être raccompagné chez lui par un membre de sa famille; les taxis ne sont pas autorisés - ni même les limousines.
La seule idée d'être fustigée par Mère dans la voiture alors que je suis emmaillotée de bandelettes stériles, telle une momie, met un terme à tout fantasme - c'était déjà assez pénible avec les dents de sagesse. Bien que j'aime Leslie - ma séduisante soeur, la trayeuse automatique, avec ses seins façon Hindenburg-, notre intimité repose sur le fait qu'elle est jolie et moi transparente. Elle trouverait un prétexte pour ne pas venir me chercher. William accepterait probablement, mais...je ne veux tout bonnement rien me faire refaire. Un point c'est tout.
Je ne peux pas mettre de mots là-dessus. C'est quelque chose de primitif." p.156
Hormis la découverte du cadavre d'un travesti sur la voie ferrée alors qu'elle était petite fille et un voyage scolaire à Rome à l'issue inattendue, l'existence de Liz Dunn est plutôt ordinaire.
L'arrivée de Jeremy Buck marquera un tournant dans sa vie. Liz va devoir apprendre instinctivement à s'occuper de quelqu'un d'autre qu'elle-même.
Une relation particulièrement touchante se noue entre Liz et Jérémy, deux solitudes qui se complètent à leur manière.

Malgré l'absence de chapitrage, je n'ai pas vu passer les 200 premières pages de ce qui s'avère être le journal de Liz Dunn, trop intriguée que j'étais par ces allers-retour entre passé et présent qui dévoilent petit à petit l'évolution de la narratrice.
Affublée d'un sens aiguisé de l'observation, elle s'interroge sur la vie et nourrit des réflexions souvent d'une implacable logique mais bien à elle.
" Ravi de vous rencontrer enfin, mademoiselle Dunn.
- De même." On nous a déplié de lourdes serviettes blanches sur les genoux. " C'est agréable de visiter la ville où le subconscient a été inventé."
Il m'a regardé d'un air sombre. "Mademoiselle Dunn, le subconscient n'a pas été inventé. Il a été découvert.
- Oh, pardon. Je n'y avais jamais vraiment réfléchi. J'ai toujours cru qu'on avait notre personnalité de tous les jours et que parallèlement à ça on renfermait ce foutoir qu'on appelle subconscient.
- Qu'est-ce qui vous fait croire que c'est un foutoir ?
- Eh bien, si notre subconscient était attrayant, on ne serait pas obligé de l'enfouir au fin fond de nous-même." p.247

J'ai aimé cette galerie de personnages barrés et parfaitement assumés par le ton décalé et l'écriture énergique de l'auteur, capable de faire passer facilement son lecteur du rire aux larmes.
Hélas, j'ai détesté le tournant déroutant et grotesque que prend l'histoire à partir du moment où Liz se rend en Autriche, les nombreuses incursions mystiques de la dernière partie dont le sens m'échappait totalement et cette fin vraiment trop facile et à mon sens, bâclée.
Dommage car il s'en est fallu de peu pour que je sois conquise...

17 mai 2012

Le Musée du Dr Moses - Joyce Carol Oates


Paru en français en mars dernier, "Le Musée du Dr Moses" rassemble 10 nouvelles parues dans différentes revues entre 1998 et 2006 et signées de l'écrivaine américaine Joyce Carol Oates, notamment auteure des romans "Délicieuses pourritures", "Viol, une histoire d'amour", "Premier amour" ou encore "Reflets en eau trouble".

Une séance de jogging dans un parc, un après-midi à la piscine, une sortie de prison, une visite à un fils, à un père, à une mère, à un ex. Un quotidien paisible ?
Croit-on...Mais le lecteur averti sait que les choses finissent toujours par se corser avec Oates, que le drame n'est jamais loin, qu'il existe entre tous les Hommes un rapport de victime à bourreau.
Mais sait-il pour autant à quoi s'en tenir ?
Car si entre les lignes se glissent subrepticement la vengeance, le chantage, la trahison, la violence, le meurtre, la perversion, la dépendance, la culpabilité, nul ne saurait déjouer le sort que réserve à ses proies cet ennemi tapi dans l'ombre et qui, sous les traits d'un enfant, d'un père, d'un amant, d'un mari, d'un proche, attend son heure pour frapper.

" Ils étaient des parents américains aisés et éduqués, ils feraient tout ce qui était humainement possible pour aider leur enfant, pour le rendre à la normalité de l'espèce.
Il est notre seul enfant. Nous l'aimons tant. Nous ne comprenons pas. Nous sommes innocents. Ce n'est qu'une phase, une phase de croissance. Ce n'est plus un bébé. Qu'y pouvons-nous ? Il s'est noyé, ce qui était humain en lui s'est noyé. Ce qui est humain a disparu. Ce qui était nôtre a disparu. Où cela ?" p.152

Jamais dans ces nouvelles, il ne sera question de transigeance, de remords, de pardon et encore moins de rédemption.

" Rien ne nous déroute davantage que d'être haï par quelqu'un. Nos propres haines secrètes, elles, nous paraissent si naturelles. Si inévitables." p.39

L'auteure ne fait pas dans la demi-mesure, n'épargnant rien à ces êtres, ces couples, ces familles décimées par ce qui ressemble à un cauchemar interminable.
Et toujours en toile de fond, cette Amérique rude, insécurisante, corrompue, ces décors marécageux, hostiles, ces espaces fétides, étouffants, flottants entre vie et mort.

Parmi mes nouvelles préférées : "Surveillance antisuicide" et "Les jumeaux : un mystère" (Lili Galipette, je serais curieuse de connaître ton avis sur ce texte :)) qui mêlent atrocement manipulation et filiation, "Gage d'amour", récit d'une implacable vengeance, et "Le Musée du Dr Moses" qui reprend ce thème cher à Oates de l'ambivalence affective, de ce troublant mélange de magnétisme et de répulsion éprouvé pour un seul et même être.
Hormis "Dépouillement" (auquel je n'ai strictement rien compris) et "Fauve" (dont la fin fantastique m'a laissée perplexe), j'ai été fascinée/épouvantée/angoissée par ces portraits sombres révélés par le drame et qui décryptent toute la folie des hommes.

Non non, ne pas aimer les nouvelles ne devrait pas vous détourner de ce recueil (coucou Manu :))

" Cette femme en particulier, je ne voulais pas lui faire de mal. Je pleurais dans ses bras et elle pardonnait ma faiblesse. Comme les femmes pardonnent la faiblesse si c'est un pont pour leur force." p.172

L'avis de Mango

12 mai 2012

Séraphine : La vie rêvée de Séraphine de Senlis - Françoise Cloarec


Publiée en 2008, "Séraphine : La vie rêvée de Séraphine de Senlis" est une biographie signée de l'écrivaine, essayiste et peintre française Françoise Cloarec.

Enfant du 19ème siècle, Séraphine Louis-Maillard est la benjamine d'une fratrie frappée par les deuils. Tout juste un an après l'avoir mise au monde, sa mère décède et sera suivie de près par son époux. La petite fille est alors confiée aux bons soins de sa soeur qui à peine mariée perdra rapidement son mari. Séraphine participe comme elle peut aux travaux domestiques et garde le bétail des fermes voisines.
A 13 ans, elle quitte la maison pour travailler comme bonne à tout faire chez des particuliers puis au sein d'un couvent.
Mue par un besoin d'indépendance (et parce que, dira-t-elle plus tard, elle aurait vu se passer des choses pas très catholiques parmi les soeurs), Séraphine quitte le couvent en 1902 pour s'installer à Senlis, se mettant au service de plusieurs maisons bourgeoises.
Pieuse, ne manquant jamais une messe, elle fréquente assidument Notre-Dame de Senlis, cathédrale où lui vint, en 1905, la révélation de la Vierge Marie : il lui faut consacrer sa vie au dessin.
Alors âgée de 42 ans, elle commence ainsi ses premiers essais à l'aquarelle, peu concluants, puis opte définitivement pour le Ripolin, peinture à l'huile au séchage rapide.
Après de longues journées de labeur, Séraphine rejoint son unique pièce de vie qui lui tient également lieu d'atelier.
Les heures tardives défilent, Séraphine peint des fleurs, des feuilles, des arbres, des animaux en entonnant des cantiques, demandant à ne pas être dérangée.


Sa rencontre avec Wilhem Uhde, collectionneur allemand, lui assure un succès timide et il lui faudra attendre l'exposition de Senlis en 1927 pour voir son talent reconnu.
La critique parisienne s'enflamme et le succès est au rendez-vous, au point que Uhde, devenu son mécène, lui achète ses toiles et lui fournit son matériel. Séraphine gagne en assurance, abandonne ses "travaux noirs" pour se consacrer totalement à son art.
Devant l'ampleur de ses dépenses (vaisselle, bibelots, tissus, argenterie et même un trousseau de mariée), Uhde tente de la raisonner, d'autant que cette année 1929 pourrait bien amorcer une crise économique sans précédents. A court de moyens, il ne peut plus subvenir à ses besoins.

Le comportement de Séraphine change. On la savait réservée, " dans son monde" mais voilà que prise d'angoisses et d'hallucinations, elle erre dans les rues, refuse désormais de se nourrir par peur d'être empoisonnée, boit plus que de raison jusqu'à définitivement perdre pied un soir de janvier 1931 alors que, munie de toutes ses affaires, elle est retrouvée devant le bureau de police.
Séraphine est transférée la nuit-même à l'hôpital pour être ensuite internée à l'asile de Senlis où elle passera les 10 dernières années de sa vie, sans toiles ni pinceaux, à l'image de Camille Claudel qui, tout comme elle, rejoindra la fosse commune.

Autodidacte, femme solitaire, sans attaches, toujours vêtue de noir, âme pure et dévote entièrement tournée vers l'art, la nature et la religion, 3 dimensions qui se confondent indéniablement dans son oeuvre, le personnage de Séraphine de Senlis fascine autant qu'il inspire la tristesse et l'indignation.
Si il est ici fait mention de certains de ses tableaux, il est surtout question du quotidien de la femme, de l'artiste et des conditions difficiles dans lesquelles elle exerçait son art.
Séraphine aspirait à mener une vie tranquille mais dérangeait les classes supérieures. Nombreux furent les villageois qui, devant son acharnement artistique jugé trop arrogant en regard de son rang, frappaient régulièrement à sa porte pour tenter de la dissuader, la menaçant de brûler ses toiles.
N'oublions pas que l'époque est celle de "La Séquestrée", qu'une femme se doit de rester à sa place de servante ou d'épouse ( ce qui, à quelques différences près, revenait au même).

Même le succès lui joue des tours. Peut-être était-ce cette célébrité subite, arrivée sur le retard, dont la crise la privera ensuite, qui signa son basculement vers la folie.
Françoise Cloarec évoque les conditions de vie déplorables dans lesquelles vivaient les malades, à l'époque où les asiles (l'appellation "hôpital psychiatrique" arrivera plus tard), surpeuplés et en manque d'effectifs, les abandonnaient à l'indifférence générale.
A partir du jour de son internement, Séraphine ne peindra plus, préférant la plume qu'elle emploiera à rédiger des lettres de plus en plus obscures dont plusieurs extraits figurent parmi les pages de cet essai.

Bien que je n'aurais pas refusé une analyse plus approfondie de certaines toiles, j'ai pris beaucoup de plaisir à découvrir la vie tourmentée de cette femme, figure d'une créativité empêchée puis injustement malmenée par son époque.

" Elle est hors du temps, étrangère aux autres, perdue dans ses fantasmes de gloire mondiale et d'opulence.
Quand rien de tout cela ne se produisit, il apparut qu'il n'y avait en elle nul ressort de résistance, elle avait dépensé, généreusement prodigué, toute la substance de son âme dans une oeuvre qui maintenant se dressait, détachée d'elle, dans sa splendeur.
Il ne restait plus que l'esprit dépouillé et le corps usé d'une pauvre vieille femme qui avait été un génie, une sainte et une héroïne." p.119

Durant toute ma lecture, je n'ai cessé de me représenter la magistrale Yolande Moreau campant, incarnant même, Séraphine de Senlis.



Un essai à lire (même si comme moi vous n'êtes pas forcément fan de tous les tableaux de l'artiste), Un film à voir. Un destin à découvrir.


D'autres avis : Antigone - Emmyne

9 mai 2012

Un autre amour - Kate O'Riordan



Publié en français en 2010, "Un autre amour" est un roman de l'irlandaise Kate O'Riordan, également auteure de "Intimes convictions", "Une mystérieuse fiancée", "Le garçon dans la lune" ou encore de "Pierres de mémoire".

Matt et Connie Wilson mènent une vie tranquille, entourés de leurs trois fils. Alors que le couple profite d'une escapade à Rome, Matt recroise Greta, son premier amour, et décide de prolonger son séjour pour l'aider à traverser le cap difficile du deuil de son fils.
Rentrée seule à Londres, Connie fait face aux interrogations de son entourage, aux démons du passé, à son enfance indissociable des souvenirs de ce couple heureux qu'elle observait autrefois avec envie.
A-t-elle vraiment réussi à succéder à Greta dans le coeur de Matt ? Est-elle prête à se battre pour sauver leur mariage ?

" A vrai dire, la seule chose qu'elle ait jamais voulue avait été d'épouser Matt et de fonder une famille. Elle avait eu honte de l'admettre et quand elle s'était mise à souhaiter davantage, elle avait été confrontée à la frustration face à ce qu'elle était, face à sa vie miniature, ni plus ni moins que ce qu'elle avait prévu et elle n'avait pas suffisamment d'envergure ou d'ambition pour se forcer à aller plus loin.
Elle avait eu ce qu'elle voulait et elle était paradoxalement fâchée contre elle-même d'avoir voulu si peu." p.212

Attention coup de coeur ! " Un autre amour" est le roman des équations amoureuses insolubles.
Greta était l'amour de jeunesse de Matt. Partie du jour au lendemain sans explications, elle a fait de lui un homme dévasté que Connie prendra sous son aile et aimera comme elle en avait toujours rêvé.
Bien qu'étant sincèrement attaché à sa femme, Matt n'a jamais réussi à chasser totalement Greta de ses pensées.
Une histoire relativement simple me direz-vous. On peut facilement imaginer ces deux femmes-là se déchirer pour le même homme, multipliant les avances comme les coups bas.
Sauf que Kate O'Riordan a choisi des personnages complexes, passionnés, rongés par leur culpabilité et leur souci de faire au mieux.
Connie a souffert durant toute sa jeunesse d'un manque de reconnaissance de la part de Matt et Greta, ce couple que rien ni personne ne pouvait détourner de leur amour.
Ce sentiment de transparence revient avec le retour de Greta.
Elle tente de dissimuler au mieux son désarroi à ses fils et à sa meilleure amie Mary tout en se persuadant que son mari reviendra à la maison.

" Le nuage noir planait entre eux à tous les repas, à chaque échange de paroles dans la maison ; ils voulaient que tout soit comme avant, le bon comme le mauvais, et l'effort les épuisait. Les rares fois où ils faisaient l'amour revêtaient un parfum de désespoir qu'ils n'avaient jamais connu ; chacun voulait à tout prix faire plaisir à l'autre, ce qui se terminait par une sorte de tragédie de la corde raide. C'était bien. Non, tu as été bien. Il leur manquait la langueur de l'habitude, l'utilisation désinvolte du corps de l'autre qui augmente avec les années. Une version de Matt était rentrée et ce n'était pas celle qui était partie " p.184

Greta a perdu un fils au cours d'un incendie dont elle se sent responsable. Elle retrouve en Matt ce port d'attache lumineux, comme si le temps ne s'était pas écoulé.
Homme de principes, Matt est partagé entre deux femmes qu'il aime différemment mais sincèrement.
Mais la vraie question n'est pas tellement de savoir ce que décidera Matt tant il apparaît que c'est bien entre ces deux femmes que tout se joue.
Amoureuses du même homme, elles entretiennent des rapports tortueux, chargés de tension dont émane toutefois une certaine forme de respect, une authenticité qui les préserve de la mesquinerie, une reconnaissance de la souffrance de l'autre, qui rendent le final d'autant plus poignant.

Alternant au départ les situations respectives de Matt et de Connie, le récit s'ouvre ensuite aux points de vue des enfants, loin d'être dupes de la situation, et de Mary, la meilleure amie impulsive qui s'attache à vouloir protéger une vie de famille vécue par procuration à travers Connie.
A travers leurs fragilités, leurs mauvaises consciences et cette tendance commune à se mentir à eux-mêmes, tous ces personnages laissent entrevoir des comportements si humains qu'on en oublie vite le caractère romanesque du récit.
Comme Connie, je suis passée par tout un cheminement émotionnel allant du déni à la résignation en passant par la lutte et j'ai vécu à travers elle cette terrible incertitude face à une alchimie hors de portée, ce désordre intérieur et désespéré qui pousse à la maladresse en ayant sans cesse l'impression de ne jamais poser le bon choix.
Kate O'Riordan se livre ici à une fine analyse de toutes les composantes du couple à la dérive doublée d'une perception très juste de la psychologie féminine.
Une lecture qui m'a laissée mélancolique mais bien décidée à relire cette romancière de talent.

" Regarder un feu mourant tard le soir - il y avait toujours cette autre vie qu'on aurait pu vivre. Celle qui s'était éclipsée quand on ne regardait pas. Celle qui continuait à se dérouler le long d'une langue de flamme presque invisible qu'on n'aperçoit que du coin de l'oeil." p.293

D'autres avis : Kathel - Cathulu - Choco - Canel - Theoma - Clara

6 mai 2012

La Séquestrée - Charlotte Perkins Gilman


Publié aux USA en 1890, "La Séquestrée" est une nouvelle de l'écrivaine américaine Charlotte Perkins Gilman, auteure d'une dizaine de romans et essais et de plus de 180 nouvelles.

En attendant la fin des travaux de leur future demeure, un médecin et son épouse emménagent dans une maison de location en retrait de la ville. John, le mari, décide de les installer dans une ancienne chambre d'enfants, la seule pourvue de fenêtres grillagées.
Il faut dire que l'épouse souffre d'une maladie des nerfs pour laquelle le diagnostic de son mari préconise le repos et le renoncement à tout ce qui pourrait faire empirer son état. La fréquentation des amis est ainsi perçue comme dangereuse et toute activité intellectuelle, à commencer par l'écriture, se veut sévèrement proscrite.
Cloitrée dans cette chambre qui lui refuse le sommeil, l'épouse développe une obsession autour du papier peint jaune cramoisi qui orne les murs. Bientôt s'en dégagent des formes étranges dont elle est bien décidée à percer le secret.

" J'ai mis longtemps à comprendre ce qu'était cette forme floue, en retrait, mais je suis certaine à présent qu'il s'agit d'une femme.
De jour, elle est asservie, tranquille. Je suppose que c'est ce motif qui la retient ainsi séquestrée. Cela me tourmente. M'absorbe pendant des heures.
Je reste étendue de plus en plus longtemps. John dit que cela me fait du bien et que je dois dormir le plus possible.
Il a même pris l'habitude de me forcer à me coucher une heure après chaque repas.
C'est une mauvaise habitude, j'en suis convaincue, car, voyez-vous, il m'est impossible de dormir.
Du coup, cela m'incite à la fourberie car je ne leur dis pas que je suis éveillée - oh non !
Le fait est que je commence à avoir un peu peur de John." p.35

J'avais entendu parler de cette nouvelle chez George et si j'étais bien décidée à me la procurer, je me demandais comment je réussirais à acquérir cet ouvrage qui n'est plus édité.
C'était sans compter sur le hasard d'une visite dans l'une de mes cavernes d'Ali-Baba (comme j'aime les bouquinistes !).
Voici une nouvelle plutôt courte mais pas moins représentative de la condition des femmes en cette fin de 19ème siècle ouverte à la modernité tant qu'elle n'incluait pas l'émancipation féminine.
La brillante postface de Diane de Margerie, très justement intitulée "Ecrire ou ramper", nous instruit de ce qu'étaient les moeurs de l'époque et des possibilités restreintes qui se voyaient offertes aux femmes.
Impossible pour elles de concilier carrière et mariage. La première option, pourvu qu'elle soit financièrement réalisable, engendrait une telle pression sociale qu'il fallait bien finir par céder à la seconde, avec les terribles conséquences que cela engendrait.
Réduites à leurs rôles d'épouse et de mère, astreintes à l'accomplissement de leurs devoirs conjugaux, nombreuses furent ces femmes à se soustraire de leur condition pour se réfugier dans ce qui fut qualifié de "neurasthénie".
Se heurtant à l'incompréhension des hommes, culpabilisant de ne pouvoir se satisfaire de ce que ceux-ci attendaient d'elles, elles se soumettaient toutefois à leur jugement, optant pour une passivité traduite en un repos forcé et espérant ainsi retrouver leur équilibre.

La paranoïa qu'engendre la vision de ce papier peint chez cette femme, séquestrée au sens matériel et psychique, trahit en réalité une révolte silencieuse présentée comme un combat intérieur au nom de toutes ces autres femmes qui comme elles rampent à même le sol, renoncent à l'imagination créatrice, subissent le manque de liberté inhérent à leur condition.
"La Séquestrée", débarrassée de son ton volontairement naïf, fait état d'une folie foncièrement lucide, réinterprétée et encadrée de façon pernicieuse par le genre masculin.
Cette nouvelle qui fait largement écho à la vie de l'auteure renvoie également, comme nous le rappelle la postface, aux destins de ses contemporaines Alice James (soeur d'Henry) et Edith Wharton qui avait également régulièrement recours aux visions fantomatiques (Le Miroir, Ethan Frome) pour permettre à ces héros d'accéder à une vérité que leur refuse le monde extérieur.
"La Séquestrée" ou l'histoire d'une femme et de bien d'autres qui se débattent dans l'existence et partent à la rencontre d'elles-mêmes.
Si tout comme moi vous avez la chance de croiser cet ouvrage délicatement subversif, ne le laissez surtout pas filer !

" Pourtant je dois m'exprimer d'une façon ou d'une autre, je dois réfléchir - c'est un tel soulagement ! Mais l'effort est en train de dépasser le sentiment de délivrance." p.27

D'autres avis : George - L'Ogresse

2 mai 2012

L'arbre de l'oubli - Alexandra Fuller


En librairie depuis le 2 avril, "L'arbre de l'oubli" est un roman de la britannique Alexandra Fuller, également auteure des romans "Larmes de pierre" et "Une vie de cow-boy".

Alexandra Fuller rend ici hommage à sa mère, "Nicola Fuller d'Afrique Centrale", une femme qui revendique avec force ses racines britanniques mais dont le coeur appartient au Kenya où elle passa la majeure partie de sa vie.
Si le début de ce roman m'a laissé croire à une discussion entre une mère et sa fille, je me suis rapidement rendue compte qu'il s'agissait surtout du monologue d'une intarissable collectionneuse d'anecdotes, particulièrement celles qui tournent autour de sa personne et lui permettent ainsi de monopoliser l'attention autour d'elle.
Je n'ai pas ressenti de véritable échange et encore moins un lien maternel entre ces deux femmes. Il règne entre elles une absence d'intimité partagée remplacée par des vannes au goût amer dissimulant à peine les reproches.
L'auteure évoque ainsi une soirée costumée à l'occasion de laquelle sa mère s'était plue à la ridiculiser aux yeux de tous en la déguisant à l'aide d'un baril percé de 2 trous qui l'empêchait de respirer et de marcher. Faute de place, la petite fille avait été placée à l'arrière de la voiture, seul endroit qui ne protège pas contre les mines.

" - Alors si on était passées sur une mine, tu aurais été saine et sauve, ainsi que maman, Olivia et les chiens. Mais moi, j'aurais sauté. N'est-ce pas maman ?
Vanessa éclata de rire. "C'est hilarant, dit-elle.
- Maman, si tu avais roulé sur une mine, j'aurais sauté, non ? "insistai-je.
Elle laissa retomber ses bras sur ses flancs.
"Je suppose que oui", répondit-elle.
Elle s'interrompit, puis poursuivit : "Mais si j'avais su alors que tu allais grandir et écrire cet Horrible Livre, j'aurais peut-être foncé sur une mine.
- Maman ? "
Elle soupira.
" Tu sais, tu es comme ce salopard de Christopher Robin. Ce maudit gamin qui, une fois adulte, a écrit un Horrible Livre après que son père a composé pour lui tous ces jolis poèmes et ces histoires.
Il a expliqué en long et en large que A.A Milne avait été un mauvais papa et qu'il ne l'avait pas assez serré dans ses bras."
Maman, fervente admiratrice de tous les produits Winnie L'Ourson, frémit d'indignation.
"Heureusement, poursuivit-elle, je ne crois pas qu'il ait eu beaucoup de lecteurs et je suis sûre que presque personne ne l'a pris très au sérieux." p.52

Sa mère lui reproche d'avoir renié ses origines pour s'installer aux USA et surtout, d'avoir parlé de leur famille dans son "Horrible livre".
Alexandra Fuller lui cherche tant bien que mal des circonstances atténuantes en revenant sur la rude époque où sa mère encaissait les coups de la nounou et des soeurs chargées de son enseignement.
A défaut de confronter cette femme à son manque de tendresse maternelle, on sent qu'elle tente de compenser ses défauts en privilégiant le portrait d'une femme forte que rien ni personne ne semble atteindre.
Et ce faisant, l'auteur ne fait que souligner davantage le manque d'intimité qui les unit. J'ai ainsi eu l'impression de lire une interview menée par une journaliste.

Ce récit m'a paru d'autant plus factuel et dénué de naturel qu'il est entrecoupé de passages historiques censés éclairer le propos mais qui au contraire l'alourdissent davantage.
Beaucoup de détails laissés en vrac, des portraits de personnages de moindre importance ont contribué à ce sentiment de ne pas retenir grand chose au fil de ma lecture.
Lassée de chercher une raison d'être à tout ceci, agacée par un manque de fluidité et surtout par l'égocentrisme de Nicola Fuller et ses idées arrêtées sur tout, particulièrement sur la suprématie britannique, j'ai jeté l'éponge à la page 174.


D'autres avis : Keisha - Daniel Fattore - Manu - Mango - Cathulu

Je remercie néanmoins les de m'avoir offert ce livre.